• LE SEL DES AIGRETTES


    Le soir tombe sur la ville et le ciel rougeoit des lueurs du soleil, niché à l'horizon derrière l'ile des Madeleines.C'est le moment que choisissent les aigrettes pour passer par nuée dans le ciel. Et leurs nappes blanches mouvantes, parent le firmament d'un drap immaculé en torsion, large par endroits, rétrécis en d'autres mais en mouvement continu tel un corps de serpent qui glisse entre les hautes herbes d'une brousse de fin d'hivernage.


    Regroupés au milieu du jardin public, Buuna et Amdi ainsi que leurs camarades, attendent toujours ce moment pour prendre le cadeau que le aigrettes rapportent avec elles.
    Leurs petites mains de bambins tendues, les yeux rivés au ciel, ils chantonnent ensemble la formule magique pour recevoir un don, le sel des aigrettes. Et ils crient à tues tête :

    "Toor-toor "Aigrettes
    May ma xorom Donne moi du sel
    Bindal ma ko Ecris le pour moi
    Jàngal ma ko" Enseigne le moi"

    Et chacun de lécher le creux sa petite main, tout heureux d'y goûter la saveur du sel miraculeusement déposé par les merveilleuses aigrettes blanches.Soulagés et contents de leur cadeau de sel, les gamins continuent de fixer le ciel avec fascination jusqu'au passage de la dernière vague du grand drap blanc des aigrettes.

    Mais d'où viennent-elles donc ces aigrettes ? Où vont-elles donc dans leur silencieux et rythmés battements d'ailes ? Buuna ne s'est jamais posé ces questions là.

    Aujourd'hui, couché sur une planche en guise de lit, retenue au mur par deux gros chaînons mangés par la rouille, l'esprit trouble dans une cellule de prison au sud du Maroc, des images d'oiseaux, d'aigrettes viennent hanter sa mémoire nébuleuse . Ah, si j'étais une aigrette se dit-il, je pourrai m'envoler très haut dans le ciel, traverser les frontières, admirer les forêts et les lacs, les mers et les océans, les chutes d'eau et les falaises, les marigots et les ruisseaux et me poser sur toute parcelle de la Terre qui me plaîrait, sans demander de permission
    à personne.

    Buuna Mambay Mbaay ! Oui ! répond Buuna qui se lève en sursaut et se retrouve face à face avec le policier Marocain qui ébauche un sourire de satisfaction avant de s'éclipser.
    Buuna se prend la tête entre les deux mains. Il est découvert. Comment l'ont-ils su, son vrai nom ?

    Ils avaient confisqué son pantalon et ne lui avaient laissé que son caleçon. Avaient-ils trouvé sa cache secrète ? Quelqu'un l'avait -il vendu ? Sûrement Amdi, le seul du groupe
    à le connaître. Ah non.. Comment pouvait - il oublier que celui là avait sa sépulture dans le désert ? Il n'y a plus de doute, ils avaient trouvé sa carte d'identité qu'il avait soigneusement plié et cousu dans la doublure de la ceinture de son pantalon. Quel bougre d'Andouille ! Pourtant le passeur au turban avait fermement insisté pour que chacun d'entre eux se débarassa de tous les signes de son passé, son nom et sa patrie. Il avait décidé de garder sa carte d”identité sur lui pour continuerd'avoir la preuve qui le nomme et lui donne la reconnaissance des autres et pouvoir le prouver au besoin. Quel dommage après tant de souffrances ! Et il ferma les yeux.

    En cette sombre nuit de septembre, mouillés qu'ils étaient par une pluie battante qui les avait surpris sur la rive sud du fleuve Sénégal, cinquante bonhommes, drapés de couvertures noires s'entassaient dans un silence de mort dans deux grandes embarcations peintes en noir. Aucun d'entre eux n'avait plus de noms et l'on se chuchotaient et l'on ne s'interpellaient désormais plus que par des Eh ! Eh ! étouffés. De tout ce groupe lugubre, Buuna ne connaissait que Amdi, un ami de toujours. Ils avaient subi l'initiation, fréquenté l'école primaire et fait les escapades de gamins ensemble là bas dans leur grouillant quartier de la banlieue Dakaroise.

    La masse informe de corps hétéroclytes, de jeunes hommes robustes, étaient décidés à rejoindre l'Europe à travers le désert du Sahara. Agglutinés comme dans une cale de caravelle de négrier, victimes consentantes et complices inconscients de leurs bourreaux invisbles tapis dans leurs futurs qu'ils désiraient pourtant ardemment voir se réaliser. La traversée du fleuve en dérive latérale grâce au courant crée par la montée des eaux, dura au moins une heure.

    Un camion bâché attendait sur la rive nord et le groupe s'y engoufra dans un silence que seul rompait par moment les clapotis des eaux sur les berges du feuve. Le chauffeur portait aussi un turban. Aucune parole ne fut échangée entre lui et le passeur du fleuve. Une poignée de mains seulement et des billets de banque astucieusement pliés passèrent d'une personne à une autre.

    Le camion roulait sans trop de bruit et atteignit bientôt l'orée du désert. Il fonçait entre les dunes de sable amoncelées cà et là, telles des ombres, défilant furtivement les unes derrière les autres en cette nuit d'un mois de septembre.

    Buuna s'était assoupi comme un bébé qui venait de naître dans ce voilier du désert qui remuait pourtant son corps dans tous les sens. Quand il se réveilla, le soleil les éclairait d'une lumière vive, chaude et crue dans une mer de sable, à perte de vue.

    Soudain, le chauffeur cria : ‘“ Tempête de sable en vue ! Couchez vous et couvrez vous !” Le vent tournoya bruyamment et l'air devint rouge du mélange de grains sable et de poussière glanés sur sa route. La menace fonçait à la rencontre du camion.

    Les corps s'agglutinèrent un peu plus et chacun se couvrit de son drap. Le vent sifflait si fort qu'on dirait un grondement de tonnerre. Les premières rafales de sable qui s'abattirent sur
    le camion, criblèrent de grains de sable et de miniscules cailloux, le corps de chacun comme des morsures. Le chauffeur ne voyait plus rien du tout mais continuait de filer à la même allure.

    Une grande explosion, le véhicule se cabre, dérape et se couche sur le flanc gauche. Heureusement qu'il n'y eut que de lègères éraflures pour certains mais aucune blessure grave.

    Dans sa chute, le camion avait broyé de ce côté là les jérricanes remplies d'eau, la provision du voyage. Celles du côté opposée s'étaient décrochées pour attérir quelques mètres plus loin pour répandre le liquide précieux sur le sable brûlant et assoifé.

    Préocupé de remettre son camion d'aplomb, notre chauffeur ne s'apercevra de cela que bien plus tard. Tout le monde s'y mit et le camion fut rapidement remis sur ses quatre fers.. La roue avant gauche était complètement déchiquettée pour avoir butté contre un rocher. La roue de secours, fut rapidement montée.Une seule jérricane fut épargnée, que le chauffeur s'empressa de mettre dans sa cabine.

    La tempête s'était caimée mais les traces des roues du véhicule avaient complètement disparu du sable. Vers quelle direction aller maintenant même pour rebrousser chemin ?

    Les langues se délièrent et la discussion fut âpre quant à la direction à prendre. Le chauffeur au turban hocha la tête et reprit sa place au volant de son véhicule et intima l'ordre à tout le monde de pousser.

    ` Le véhicule s'ébranla au grand bonheur de tous ceux qui s'y agrippèrent pour reprendre place à bord. Des cris de joie fusèrent et se perdirent dans la noirceur du désert..Et chacun
    de rompre sa petite provision de nourriture

    La nuit était déjà tombée et le véhicule tranchait dans les ténèbres entre les sombres monticules de la vaste mer de sable. Les lèvres désséchées devenues blanchâtres, les visages poussièreux, une chaleur étouffante dans le cerveau, une folle envie de sombrer dans le sommeil, l'état de ces voyageurs vers l'inconnu.

    Le véhicule hoquèta plusieurs fois avant de s'immobiliser. Panne sèche de carburant. Au milieu de nulle part par une nuit déjà noire. Tout le monde avait si soif que plus aucune gorge n'articulait de son.Les gens s'extirpèrent péniblement du camion pour se laisser choir à terre, qui pour se coucher sur le sable, qui pour s'adosser au véhicule comme pour s'accrocher à ce qui ressemblait ici à un radeau au milieu d'une furieuse mer en répit.

    Le chauffeur au turban, de ses grosses et robustes mains tenait la jérricane et circula d'un naufragé à l'autre pour verser une gorgée d'eau dans chaque bouche. Ayant terminé sa besogne, il prit conscience des conséquences immédiates de cette seconde catastrophe, et prononça ses premières paroles ”Notre voyage s'arrête ici. Nous avons entamé la seule jérricane d'eau de notre unique provision. Il nous reste au moins 1000kms à couvrir. Il nous faut rapidement retourner sur nos pas pour éviter de mourir”`

    Les véritables identités se révélèrent. Baraan, originaire du Saloum se leva et il dit:” Tout point cardinal mène forcément à une destination celui ou celle qui l'emprunte par conviction ou par sa vision de son accomplissement. Retourner sur mes pas ? Mukk ! - Jamais! !. J'irai vers l'est que j'ai choisi. Si je rencontre la mort je l'acceuillirai avec ferveur car mon cœur et mon prophète s'y trouvent.”

    Majuuf le visage recouvert d'un masque de poussière, les lèvres craquelées, se leva et parla::” Ma direction sera le sud. Il m'attire car c'est là bas que repose mes ancêtres dans la terre de mes aieux. Mourir en route vers ma terre natale sera aussi rejoindre les racines de mon peuple. Ma determination sera chantée par les griots de notre lignée pour les temps à venir. Quand tu ne sais plus où tu vas, retournes d'où tu viens !

    Samuel, religieusement se mit à genoux, fit le signe de la croix joignit ses deux mains, le regard vers le ciel et dit :” Occident, ta lumière me guidera sûrement vers toi, ce bonheur que mon cœur perçoit - cet ailleurs qui hante mes rêves - ce Paris mythique des lumières et des merveilleux délices de la joie de vivre. J'irai vers toi, Occident. Que ceux qui veulent monter vers le bonheur me suivent !

    Kaba, lentement se leva et d'une voix enrouée par le sable et la poussière avalés, parla: “Le nord c'est le grand froid, l'ascension, le silence des neiges, la calme divinité, dans la prison des glaciers et des icebergs naufrageurs. C'est aussi le royaume du bonheur éternel. Les escaliers vers la civilisation sont par ici. Venez messieurs, pressez vous, l'ascenseur est en panne !

    Des groupes se formèrent par affinité autour de Baraan, Kaba, Samuel, Majuuf et du chauffeur enturbanné. La nuit fut longue. Dès l'aube, chaque groupe prit. une direction selon l'inspiration de son guide.

    Quelques jours plus tard, la police des frontières marocaine retrouvaient les corps sans vie de trente personnes d'origine africaine un peu sud d'El Aïoun. Le chauffeur enturbanné était
    du lot. L'armée venue en renfort, ramassait vingt et une autre personnes dans un piteux état. L'affaire fit grand bruit dans la presse internationale. On s'en émut çà et là, des lois sur l'immigration se durcirent de plusieurs crans dans l'Hexagone. Et puis l'événement céda la place à une une prise d'otages en Europe Centrale er à une journée sanglante de plus à Bagdad

    Les migrateurs miraculés, échoués dans les sables du Sahara, croupissaient derrière des grilles faute d'identités et de pays d'appartenance vers lesquelles les rapatrier. Buuna Mambay Mbaay était parmi ces rescapés qui attendaient d'être fixés sur leur sort dans une cellule de la grande prison d'El Aïoun.

    Le regard perdu au plafond de sa petite cellule, Buuna Mambay Mbaay pensa : “Ah, si je pouvais être une aigrette ! Je serai tous les soirs en tête du groupe d'oiseaux blancs en vol au dessus des têtes joyeuses d'enfants pleins d'espoir qui nous tendraient leurs mains.Et, je laisserai choir de mes pattes avec un grand bonheur le sel qu'ils nous demandent avec tant de candeur. Et, quand en fines poussières ce sel tomberait dans leurs petites mains innocentes de puérils rêveurs; que je verrai perler de leurs yeux et couler sur leurs joues les larmes qu'ils ne pourront retenir, je ferai une ronde au dessus d'eux pour savourer à mon tour ma joie née de la leur.
    La porte grinça et le policier marocain de nouveau invita Buuna Mambay Mbaay à le suivre. “Votre ambassadeur vous attend. Vous serez probablement rapatrié sur Dakar aujourd'hui même ou demain matin au plus tard.” Sans murmures, Buuna Mambay Mbaay s'arracha de son rêve pour s'asseoir d'abord avant de se tenir debout, de jeter un dernier regard dans cette cellule somme toute devenue familière pour enfin suivre docilement et d'un pas nonchalent, ce guide d'un instant furtif sur la route de son destin.

    Vingt quatre heures plus tard, Buuna Mambay Mbaay était à l'aéroport Léopold Sédar Senghor d'où écortés par une escouade de policiers en armes, il rejoignit la prison de Reubeuss. Ce ne fut qu'après avoir passé une semaine derrière les barreaux de la citadelle du silence qu'il retrouva sa liberté. Retour au bercail, la case départ.

    Vêtu d'un pantalon sale et d'une chemise crasseuse, Buuna Mambay Mbaay avait l'apparence d'un déséquilibré mental.
    Il marchait sans but dans les rues de Dakar, l'esprit encore frais de son expérience saharienne. Une ritulante voiture aux vitres teintées, s'arrêta à sa hauteur. Une main en sortit qui mit dans
    la sienne quelque chose :” Ceci est un don de Dieu” et la belle limousine de s'éloigner en trombe. C'était un billet de cinq cents francs CFA enveloppant deux pièces de cents : Sept cents au total.

    Buuna Mambay Mbaay dépité, marcha d'un pas rapide vers un groupe de talibés et leur tendit l'argent. Une pièce de cent francs tomba par terre, roula le long d'un trottoir pour terminer sa course sur une coupure d'un journal quotidien qui baignait dans une flaque d'eau. Buuna Mambay Mbaay avait poursuivit la pièce et au moment de la ramasser, il distingua sa propre photo avec l'inscription “AVIS DE DISPARITION” en gras. La date au bas du journal indiquait le Vendredi 3 octobre 2003. Il se rappela qu'il n'avait rien dit à personne en quittant le domicile de ses parents. Il voulait leur faire la grande surprise de leur vie, une fois passé de l'autre côté. Au dessus de sa photo où il est tout souriant, il y avait un article sur le recasement des expulsés de l'Hexagone par l'état. On était à la fin du mois de décembre 2003. La pièce de cent francs remise aux talibés, il s'éloigna d'un pas incertain.

    Le soir tombait et des aigrettes égayaient de leur gracieux vol qui montait et redescendait par moment, illuminant par leur blancheur tâchetée des rouges rayons du soleil couchant, un ciel bleu de fin d'hivernage; Quelque part, dans un quartier de Dakar, d'une ville ou d'un village de l'intérieur, un groupe de filles ou de garçons, les yeux rivés au ciel, les mains tendues
    demandaient du sel aux heureuses aigrettes qui passaient au dessus de leurs têtes. Ah, l'enfance ! Un royaume de tous les possibles.

    Le sel des aigrettes n'existe que dans les mémoires des bambins et pourtant des générations d'enfants y ont cru et d'autres risquent aussi d'y croire. A quand la fin de ce rêve utopique ? L'Europe, l'Amérique, les autres pays nantis, le sel des aigrettes des candidats au voyage ?

    Est -il besoin de se rendre à l'évidence qu'il valait mieux ne point partir au milieu des affres d'une agonie atroce là bas au passage d'un fleuve, au beau milieu d'un désert ou à la traversée d'un bras de mer? Buuna Mambay Mbaay a toujours pensé à son futur port d'arrivée durant sa randonnée dans le désert mais jamais à la mort. Une détermination et une volonté farouche de migrer ailleurs habitaient Buuna qui n'avait qu'un vague souvenir des supplices endurés dans le désert.

    Au coin d'une rue, se dressait une hutte faite de cartons d'emballages et de vieilles planches en bois à l'entrée de laquelle étaient soigneusement rangés des canettes, des bouteilles de toutes sortes, des pots en tous genres, tous vides. Le maître des lieux, un malade mental, à peine la trentaine, cuisinait son repas, du riz Cambodgien dans un pot de tomate “Made in Italy” posé sur trois grosses pierres de basalte.

    Buuna détourna le regard et un dicton vint à lui : “Dinaa delloo buum gi ci booy-booy bi” - Je remettrai la corde sur l'érafflure - (Je recommencerai). Le bruit d”un avion qui passait au dessus de la ville. Buuna s'arrêta pour regarder l'aéronef.avant de se remiettre à marcher. Sa prochaine tentative pensa t-il se ferait par les airs. Buuna Mambay Mbaay, anonyme acteur de la douloureuse histoire de l'immigration, résolue à la manière de l'autruche par les dirigeants des
    “El Dorado” fut happé la marée humaine en marche, tel un vent du désert et se perdit au fond du ventre de la cité

    Maam Daour Wade

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  • Voyager loin de chez soi pour une certaine durée.

  • Expression Wolof(langue parlée principalement dans la partie occidentale de lAfrique de l'ouest et principalement au Sénégal) et que l'on adresse à une personne qui vous regarde fixement un peu trop longtemps (surtout entre enfants)L'expression d'ensemble signifie : "Tu m'as regardé un peu trop longtemps, mais l'œil c'est de l'eau, la langue de la chair et les machoires des os!"